Évolution inquiétante de la recherche au musée du quai Branly
Pour diffusion
Chères et chers collègues,
Nous souhaitons vous informer de notre inquiétude concernant l’évolution récente, au musée du quai Branly-Jacques Chirac, des procédures d’attribution des différents financements destinés aux étudiants et post-doc (bourses de master, de doctorat, post-doctorat et prix de thèse).
Alors que la période d’évaluation était déjà en cours, les membres du Comité d’évaluation scientifique du musée ont appris qu’une recomposition radicale de ce comité avait été effectuée, sans concertation, réduisant considérablement le rôle des spécialistes dans la sélection des lauréats et conduisant à une opacification préoccupante des critères et des modalités de sélection. Suite à cela, la quasi totalité des membres externes du comité a démissionné, en s’en expliquant dans la lettre copiée ci-dessous; démission dont le directeur de la recherche a simplement pris acte.
De son côté, le comité de rapporteurs de la Fondation Martine Aublet (dont le processus d'attribution des bourses est coordonné par le département de la recherche et de l’enseignement du musée) a découvert des changements dans sa composition, tout aussi inquiétants quant au rôle attribué aux experts. Il s’est aussi alarmé de l’absence de considération portée au critère de la parité dans cette nouvelle configuration. Après plusieurs courriers (annexés ci-dessous), et suite à la démission du comité d’évaluation scientifique, le comité de rapporteurs de la Fondation Martine Aublet a enfin obtenu un rendez-vous avec le responsable du département de la recherche pour la fin juin, en présence du président de la Fondation.
Il nous semble important que la communauté scientifique reste attentive à l’évolution de la situation au musée. Alors même que la moitié de son budget lui est allouée par le ministère de la recherche, les mesures récentes semblent en effet fragiliser cette dernière au sein de cet établissement, qui est depuis sa création un soutien primordial pour les études en sciences humaines et sociales portant sur les sociétés extra-occidentales.
Les membres démissionnaires du Comité d’évaluation scientifique et les membres du Comité des rapporteurs de la Fondation Martine Aublet signataires des lettres
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Lettre du Comité d’évaluation scientifique
Le 24 mai 2019
Monsieur le Président du Musée du quai Branly-Jacques Chirac,
Monsieur le Directeur du département de l’enseignement et de la recherche,
Chères et chers collègues,
Dans ces conditions, notre appartenance à ce comité d’évaluation scientifique perd largement son sens et sa raison d’être.
Nous nous voyons donc au regret de devoir démissionner du comité d’évaluation scientifique.
Lettre du 4 avril 2019
Cher collègue,
Nous vous remercions pour votre réponse et les informations que vous nous apportez. Cependant, plusieurs points que nous avions soulevés nous semblent rester sans réponse.
Avant tout, votre message ne fait aucunement référence à la question de la parité sur laquelle nous pensions avoir attiré votre attention. Permettez-nous de rappeler ici que l’égalité entre les femmes et les hommes a été consacrée « Grande cause nationale » par le Président de la République, et que l’accord du 30 novembre 2018 relatif à l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique inclut comme axe 2 « Créer les conditions d’un égal accès aux métiers et aux responsabilités professionnelles ». Or, alors que de nombreuses femmes ont les compétences requises pour couvrir les champs concernés par la bourse, les nouveaux membres proposés sont tous des hommes, ce qui aboutit à un nouveau comité marqué par une disparité nettement accentuée : 12 hommes et seulement 2 femmes. Nous soulignons par ailleurs que le conseil scientifique est, lui, entièrement masculin.
Concernant la taille du comité et les disciplines représentées, il nous semble important de clarifier qu’au fil des années où nous avons siégé au sein de ce comité, nous avons observé une érosion du nombre des candidatures (178 en 2014 à 98 en 2018), ce qui entraîne mécaniquement une baisse du nombre de dossiers à évaluer : ainsi, si nous en avions une vingtaine par rapporteur en 2013, en 2018 leur nombre était tombé à une dizaine. Les disciplines les plus affectées ont été l’histoire de l’art et l’archéologie. Cela a conduit notre collègue rapporteur en histoire de l’art à démissionner après les évaluations de 2014, faute de dossiers suffisants et/ou pertinents dans sa discipline. En effet, ces candidatures comme celles de certaines autres disciplines connexes aux sciences sociales, sont souvent écartées car elles ne satisfont pas l’un des critères fondamentaux d’attribution des bourses, à savoir des recherches empiriques menées sur le terrain à l’étranger durant une période d’au moins six mois, et généralement plus. Quant au spécialiste d’archéologie, il a été amené à évaluer des dossiers ne relevant pas de sa discipline.
Dans ce contexte, nous avons peine à comprendre l’intégration de nouveaux évaluateurs venant, soit d’une discipline hors du champ des bourses (la géographie), soit d’autres (histoire de l’art et, dans une moindre mesure, l’archéologie) où les candidatures sont inexistantes ou peu nombreuses. Par ailleurs il faut que vous sachiez que, depuis leur instauration, les candidatures aux bourses de la Fondation Martine Aublet peuvent être présentées en anglais, et ces dernières ont toujours été évaluées chaque année au même titre que les autres. Le nombre de candidatures n’est donc pas bridé par la langue.
Enfin, nous nous permettons de revenir sur la spécificité des bourses de master et de doctorat qu’attribue la fondation Martine Aublet, qui sont vouées à financer des recherches de terrain. Le comité des rapporteurs porte une attention méticuleuse à évaluer, outre l’originalité et la qualité théorique des projets, les méthodologies d’enquêtes de terrain et leur faisabilité, en se fondant sur les connaissances approfondies des contextes socioculturel, linguistique, historique et politique qu’ont les experts régionaux dudit comité. Selon les critères habituels, être expert ou « spécialiste » d’une aire culturelle extra-occidentale implique la maîtrise orale et écrite d’une langue aréale en conséquence des années passées sur le terrain ; la publication d’articles de revues rankées et d’ouvrages universitaires focalisés sur cette aire ; et la capacité à dresser sur la zone un état des lieux des recherches récentes et en cours, matérialisée par un positionnement institutionnel à l’interface des réseaux internationaux animant ces dernières. Par ailleurs, au vu des dossiers de candidatures présentés chaque année, il nous semble que le renouvellement du comité des évaluateurs bénéficierait grandement de l’arrivée de spécialistes de la Mélanésie, de la Micronésie, de la Polynésie, de l’Asie centrale et sibérienne, de l’Asie du sud-est, de l’Australie aborigène, des Caraïbes ou du continent amérindien. Ce type d’expertise approfondie nous paraît en effet indispensable à une sélection des dossiers en adéquation avec les ambitions de la Fondation Martine Aublet, telle qu’elle s’est exprimée jusqu’à présent, et avec les critères de scientificité des disciplines concernées
Au vu des statuts des nouveaux membres qui ont été ajoutés au comité des rapporteurs, nous nous demandons finalement s’il n’y a pas une confusion sur l’instance où ceux-ci auraient pu/dû se retrouver puisque leurs titres les placeraient plus naturellement au sein du conseil scientifique. Dans le modèle antérieur du comité des évaluateurs, approuvé par la Fondation et le musée, ce sont des chercheurs jeunes mais confirmés à qui il était demandé de s’impliquer dans ce premier niveau d’évaluation des candidatures, étalé sur plusieurs jours. Les nominations effectuées remettent sérieusement en cause le modèle qui a bien fonctionné jusque-là.
Nous tenons également à exprimer que les pratiques de nomination d’un tiers de nouveaux membres, sans consultation des membres de la commission scientifique, ne respectent pas l'esprit collégial de notre travail qui jusque-là a fait ses preuves, ni les normes du métier de chercheur tel que nous le pratiquons.
Ainsi, les modifications intervenues dans la composition du comité nous semblent traduire un changement de politique scientifique en matière de soutien à la recherche, et nous souhaiterions être informés des raisons de cette réorientation si elle devait se confirmer. Nous serions bien sûr disponibles pour vous rencontrer et échanger de vive voix à ce sujet.
Bien cordialement,
Les membres du comité de rapporteurs de la Fondation Martine Aublet
Laurent Berger, Stéphane Gros, Yazid Ben Hounet, Nicolas Jaoul, Philippe Nondédéo, Anne-Christine-Trémon, Valentina Vapnarsky.
Cher collègue,
Nous nous étonnons de ne pas avoir eu un retour de votre part au sujet des interrogations et des inquiétudes qui vous ont été exprimées par une grande partie de notre commission, dans un message qui vous a été adressé le 4 avril dernier (et que nous vous remettons ci-dessous).
Nous souhaiterions pouvoir vous rencontrer rapidement afin de dissiper certains doutes et obtenir des garanties quant au principe de collégialité dans les prises de décisions de notre commission, principe qui nous a toujours animés dans notre fonctionnement.
Le processus d’évaluation des candidatures débutant le mois prochain, il est fondamental pour les chercheurs et évaluateurs que nous sommes, d’avoir des réponses claires aux préoccupations soulevées, et ce, avant le début dudit processus d’évaluation.
Bien cordialement,
Les membres du comité de rapporteurs de la Fondation Martine Aublet
Laurent Berger, Stéphane Gros, Yazid Ben Hounet, Nicolas Jaoul, Philippe Nondédéo, Anne-Christine-Trémon, Valentina Vapnarsky.