Armindo Jorge de Carvalho Bião
Pionnier de la recherche et de l’enseignement en ethnoscénologie au Brésil
Professeur à l’Université Fédérale de Bahia
Comédien
Metteur en scène
Poète
1950-2013
Lors des journées effervescentes du VIème Colóquio Internacional de Etnocenologia, en 2009 à Belo Horizonte, puis des rencontres internationales organisées par le Núcleo de Antropologia da Performance e do Drama - NAPEDRA, à l'Université de São Paulo (USP) en septembre 2011, nous avions dressé ensemble les grandes lignes du VIIème colloque international d’ethnoscénologie qui, cette fois, devait se tenir à Paris. Je me souviens de nos discussions sur la difficulté de traduire l’intitulé du colloque en différentes langues, dont le luso-brésilien. Nous en étions heureux, conscients de devoir face aux apories multiples auxquelles nous étions affrontés dans nos recherches.
Le 13 février 2013, j’ai reçu de lui ce message :
« Très cher Jean-Marie,
« Aprés des nombreuses semaines de perte de poids, abondantes transpirations nocturnes, fièvres et diarrhées aux horaires coordonnés, suivies de longues déambulations et analyses médicales, enfin le 30 novembre dernier les médecins m'ont informé que j'ai une sorte de leucémie chronique (myélomonocytaire), un sarcome myéloïde, et j'ai pu initier la chimiothérapie le premier décembre. Voilà (malgré mes difficultés de traduction) les raisons de mon si long silence. Je commence à peine à reprendre en quelque sorte le plus important de mon travail...
Je vois avec plaisir que le colloque avance. La diffusion au Brésil, par exemple, se fait très bien … »
Nous nous étions liés à Paris, alors qu’il venait de créer à la Sorbonne Le Groupe de Recherche sur l’Anthropologie du Corps et ses Enjeux (GRACE), en 1987. C’est tout naturellement qu’il prit part au colloque de fondation de l’ethnoscénologie en mai 1995. Sa communication : « Questions posées à la théorie – une approche bahianaise de l’ethnoscénologie ». Est-ce sa bahianaité, alliée au dynamisme de la vie intellectuelle et artistique du Brésil qui a donné dans ce vaste pays un tel souffle aux recherches sur la diversité et la complexité des incarnations de l’imaginaire ?
Armindo portait en lui la rigueur érudite de l’universitaire et la sensualité perceptive et créatrice de l’artiste, une curiosité en éveil permanent, le goût du risque, le sens du plaisir. La modestie de celui qui a la conscience de l’inachevé de toute entreprise humaine. Élégant, l’esthétique était pour lui une pratique vivante, non un concept sec.
Pour mes enfants, il était l’oncle Armindo.
Je joins à ce message de tristesse, mais également de gratitude, un passage de la préface qu’il m’avait demandée pour son livre « Teatro de cordel e formação para a cena : textos reunidos » (2009). Quelques repères, qui rappellent un truisme désespérément muselé par le scientisme : toute théorie naît d’un théoricien, c’est-à-dire d’une biographie.
« Le goût du divers, l’appétit des sensations et la révolte contre l’enfermement sont les clefs biographiques d’Armindo chercheur que je retiens. Il est né à Bahia, dans une ville musicale, colorée, composite, sensuelle qui donne l’ivresse au voyageur. Une pluralité de dévotions hétérodoxes y occupe les esprits et les corps. Nourrisson, Armindo est baptisé catholique. Première rupture. Peu de temps après sa naissance, ses parents quittent l’Eglise de Rome et sa liturgie enchantée pour se convertir à la doctrine d’Hippolyte Léon Denizard Rivail (1804-1869), plus connu sous le nom d’Allan Kardec. Persuadé d’être la réincarnation d’un druide, dont il a repris le nom, Kardec, séduit par les tables tournantes et la pratique de communication avec les esprits, a fondé un mouvement positiviste qui se réclame de la science, non de la religion. Au Brésil, nombreux sont ses disciples réunis en des cercles dont la principale activité est d’organiser des séances de communication avec les morts. Le petit garçon Armindo est ainsi brutalement jeté dans un étrange univers d’adeptes assemblés autour d’un medium affairé à joindre les ténèbres de l’au-delà.
Le dimanche, tandis que la plage accueille les anatomies dévêtues en quête de soleil, d’air, et de regards, Armindo engoncé dans un costume rejoint une salle banale dénuée d’ornements et d’illuminations où se tient la réunion des convaincus, silencieux, attentifs à la parole du maître et des morts. Le meneur de jeu professe des exposés qui sonnent comme des leçons scolaires aux oreilles de l’enfant. Son ennui est grand. Tout en marchant aux côtés de ses parents, il rythme ses pas pour chasser son ennui, lorgne avec envie la nudité des baigneurs et leur nonchalance. Il est entraîné dans les activités du cercle spirite : visites aux prisons et aux hôpitaux, rencontre avec la colonie japonaise. Une tante célibataire qui vit avec la famille prend soin de lui tandis que père et mère travaillent. Elle le conduit au théâtre, aux musées. Les voici partis, un jour, à la faculté de médecine où dans les locaux ouverts au public on peut contempler de près la tête coupée des fameux bandits du Sertão, les Cangaceiros. Le retour à la maison est animé. Les parents sont furieux. Pourtant, le chef tranché de Limpião et de sa compagne Maria Bonita n’a guère plus impressionné le petit Armindo qu’une exposition itinérante de fœtus dont il garde le souvenir horrifié.
La famille compte de hauts gradés de l’armée, institution socialement très honorable, frappée par l’idéal positiviste. Le fils atteint ses dix ans. Bientôt, est prise la décision de l’envoyer poursuivre ses études au lycée militaire. Temps de violence subie. Il faut quitter la tiédeur d’un milieu féminin protégé pour entrer dans la cage aux prédateurs. Les petits machos arrogants sanglés dans leurs uniformes constituent une société hiérarchisée par la morgue et la force. Au bas de l’échelle se tiennent les plus tendres, émotifs et sensibles, dominés sans peine par les sauvages sûrs d’eux-mêmes. Quelques romans ont donné le ton. Ernst von Salomon :
« Les voici, tels qu’ils furent depuis toujours, les cadets ! Les voyez-vous dans leur ordre parfait, au coude à coude, bien alignés sur l’homme de tête, ces adolescents au visage encore arrondi, mal dégrossi ? …Les voici, avec leur crâne tondu, ces petits mufles étriqués dans leur uniforme de tissu rêche aux couleurs barbares, avec des boutons dorés boutonnés jusqu’en haut d’un col rigide, leurs petits pieds dans les bottes cloutées et sur leurs frêles épaules l’épaulette large, disproprotionnée. »(Die Kadetten, postface)
Lever aux aurores. Résultats scolaires déplorables. Armindo dans ses cauchemars nocturnes se voit traverser la ville tout nu pour aller à l’école. Restent le samedi, jour de détente. Un oncle fortuné, propriétaire d’une fabrique de bougies et de cierges, amateur de cinéma, invite la famille à déjeuner puis à des séances de projection. Chaplin, Laurel et Hardy Comédies Musicales de la Metro. Table joyeuse, bavarde, gastronomie, cousins, plaisirs de rire ensemble et de partager des moments de voyage dans l’imaginaire. Bouger, danser, chanter. L’envers de la compagnie des Cadets. Près de la maison familiale, de plus, un vaste terrain vague accueille les gitans et leur cirque. Il y a non seulement les spectacles, clowns, musiciens, mais aussi la vie clanique, les mariages festifs qui durent des jours, les libres gambades des enfants. Spectacle vivant, spectacle sur l’écran. L’imaginaire s’épanouit sous toutes ses formes et incite à rompre avec la sécheresse brutale de l’école militaire et la morbidité du dialogue avec les morts. Prétendre danser et s’entraîner au ballet est trop demander. La danse est impure ! Reste le théâtre.
Allan Kardec avait tenu la comptabilité de la Baraque Lacaze, petit théâtre qui appartenait à un prestidigitateur dont il tenait le nom. Le mouvement spirite n’était pas hostile à l’art dramatique en qui il voyait un moyen d’éducation prosélyte. Consulté, le medium responsable du Cercle Spirite fréquenté par la famille conseille au jeune homme d’interroger les morts par écrit. Leur réponse est positive. Armindo aurait été artiste dramatique dans une vie antérieure. Sa mission sera de diffuser la bonne nouvelle spirite par le théâtre. Les plaisirs de la plage sont toujours éloignés. Samedi et dimanche sont pris par les planches et les pratiques cultuelles. Des rencontres ont lieu avec des scientifiques les plus divers, toujours au nom de la quête positiviste. Le responsable du Cercle s’inquiète toutefois : -« Je ne suis pas là pour élever un serpent qui me mord », déclare-t-il à Armindo en qui il fondait de grands espoirs. Le garçon, en dépit du théâtre, ne va pas bien. Il accumule les troubles psychosomatiques, tachycardie, ulcère de l’estomac. Enfin, il parvient à quitter le lycée militaire après cinq années d’encasernement et à achever ses études secondaires dans un établissement public. Le Cercle spirite est abandonné. Armindo découvre la culture allemande au détour d’un album de photos appartenant à un parent qui avait assisté aux jeux olympiques de Berlin. Il se rend au Goethe-Institut, le fréquente, apprend l’allemand et entre en philosophie à l’université, illuminé par la phénoménologie et sa conception du corps.
Fin des années soixante. Les militaires de la linha dura l’emportent. Ils imposent au maréchal Costa E Silva un coup de force contre le Congrès de Brasilia. L’université brésilienne, les démocrates affrontent la dictature. Etudiants et enseignants occupent les facultés. 1969, Armindo est arrêté puis relâché. Un an plus tard, après un happening réalisé dans la rue, nouvelle interpellation. Le directeur de la police est un militaire spirite. Il connaît la famille et conseille à Armindo de quitter le pays. Avec quelques amis celui-ci décide de partir pour l’Europe, via Rio, après avoir vendu tout ce qu’ils pouvaient afin de payer la traversée. Lisbonne, Londres. Voyage initiatique. Sans le sou. Dormir à la belle étoile, dans les parkings, sur les bancs publics. Se nourrir de pain, de lait et de sucre. Laisser pousser une longue chevelure tombant sur les épaules. A Londres se trouvent Gilberto Gil et Carlton Veloso. La rencontre est chaleureuse. Petits boulots. Ecrire des poèmes, et surtout danser. Danser partout, à tout moment en une sorte d’abandon, de fuite, d’ivresse permanente. A Bahia, la famille s’inquiète. Les nouvelles reçues de Londres sont mauvaises. Le fils deviendrait-il fou ? Il est décidé de le rapatrier et de l’hospitaliser. Le retour efface les inquiétudes. Armindo reprend le chemin de l’université. Poursuit ses apprentissages en arts du spectacle vivant. En danse, il est formé par un artiste d’origine allemande Rolf Gelewski (1930-1988), disciple de Mary Wigman, arrivé au Brésil en 1960 afin d’enseigner à l’Ecole de Danse de l’Université de Bahia où il a exercé jusqu’en 1975, tout en animant une communauté spirituelle, la Casa Sri Aurobindo. Avec un tel maître, Armindo ne tarde pas à atteindre une qualité professionnelle au point que l’université lui confie en 1979 un cours de philosophie de la danse. Nouveau carrefour. Les circonstances le conduisent vers les Etats-Unis. La Fondation Fulbright propose 10 bourses d’étude aux Brésiliens. Après un concours national, cinq sont attribuées à Bahia, dont une à Armindo qui part pour deux ans et demi à Minneapolis, dans le Minnesota, afin d’y préparer un Master pratique de théâtre. Soit la réalisation de 7 spectacles ! Là, sur le campus, il se lie avec une troupe franco-américaine : le Théâtre de la jeune lune. La Compagnie a été fondée en 1978 par deux Français – Dominique Serrand et Vincent Gracieux -, et les Minnesotains Barbara Berlovitz et Robert Rosen. Tous ont été formés à l’Ecole de Jacques Lecoq, à Paris. Hélas, criblé de dettes, le théâtre a été contraint de fermer ses portes en 2008, après trente ans de brillante création. La découverte du masque neutre par Armindo l’inspire. Il décide alors d’aller à Paris afin de poursuivre ses études en doctorat. Le choix est d’autant plus facile qu’il envisage comme directeur de thèse un Professeur de la Sorbonne, sociologue aussi flamboyant que controversé, original et familier du Brésil qui professe une certaine idée du mythe de Dionysos : Michel Maffesoli. Celui-ci vient de publier en 1982 un ouvrage significatif : L’Ombre de Dionysos. Armindo prend contact. Le Professeur accepte un déjeuner. Ce sera : « L’ombre de Dionysos - contribution pour une sociologie de l’orgie ».
Voici brièvement esquissée l’une des clefs qui permettra au lecteur de déceler sous l’encre de ces textes, la luxuriante expérience qui leur donne une vie pleine. »
Jean-Marie PRADIER
Une cérémonie d’adieu et/ou d’au revoir aura lieu au mois d’octobre 2013